ISAAC ASIMOV Nouvelle QUAND LES TÉNÈBRES VIENDRONT Texte Fra

 

Livres et Nouvelle

Isaac Asimov
Quand les ténèbres viendront

( Titre original en anglais: Nightfall )

(1941)

 

Nouvelle de science-fiction

Texte complet traduit en français

Littérature de science-fiction américaine

 

Quand les ténèbres viendront ” (original en anglais : “Nightfall”) est une nouvelle d’Isaac Asimov publiée en 1941. “Quand les ténèbres viendront” (Nightfall) identifie deux œuvres d’Isaac Asimov : A short histoire, écrite en 1941 et rapportée ci-dessous; et un livre “Nightfall” publié 40 ans plus tard, en 1990, écrit conjointement par Robert Silverberg et Isaac Asimov, qui s’inspire de l’histoire susmentionnée et du même titre. À sa sortie en 1941, la nouvelle d’Isaac Asimov “Quand les ténèbres viendront” (Nightfall) était considérée comme la meilleure histoire de science-fiction jamais écrite, et encore aujourd’hui, malgré plus d’un demi-siècle d’histoires de science-fiction, certains le pensent. L’histoire “Quand les ténèbres viendront” (Nightfall) d’Isaac Asimov est un conte sur la lutte éternelle entre la science, la superstition et la religion.

Nouvelle “Quand les ténèbres viendront” (Nightfall) d’Isaac Asimov : La nuit est inconnue sur la planète Kalgash, car il y a six soleils illuminant en permanence toute la surface de la planète. Mais une secte religieuse prophétise que tôt ou tard la nuit et la fin du monde viendront…

Vous pouvez lire ci-dessous le texte de la nouvelle “Quand les ténèbres viendront” de Isaac Asimov traduite en français.

La version anglaise originale de l’histoire “Nightfall” (Quand les ténèbres viendront) d’Isaac Asimov est disponible sur yeyebook.com en cliquant ici.

Dans le menu en haut ou à côté, vous trouverez l’histoire d’Isaac Asimov “Quand les ténèbres viendront” (Nightfall) traduit en d’autres langues: italien, allemand, espagnol, chinois, etc.

Bonne lecture et de bonne nuit.

 

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Isaac Asimov
Quand les ténèbres viendront

(Nightfall)

 

Littérature fantastique

Texte intégral traduit en français

 

Si les étoiles ne devaient briller qu’une seule nuit en mille ans, combien les hommes-croiraient, et adoreraient, et conserveraient pendant des générations le souvenir de la cité de Dieu!

Ralph Waldo Emerson

 

              Aton 77, directeur de l’université de Saro, fit une moue belliqueuse, et, en proie à une violente fureur, fusilla du regard le reporter. Theremon 762 soutint ladite fureur sans broncher. En ses jeunes années, quand ses articles quotidiens, paraissant maintenant dans un grand nombre de journaux, n’étaient encore qu’une idée démentielle née de l’esprit d’un apprenti reporter, il- s’était spécialisé dans les interviews « impossibles ». Cela lui avait valu force coups et blessures, sans compter plus d’un oeil au beurre noir ; mais cela l’avait puissamment aidé à se cuirasser de sang-froid et de con fiance en lui.

Aussi laissa-t-il retomber la main tendue qu’on avait si ostensiblement ignorée, et attendit-il calmement que le vieux directeur se fût un peu calmé. De toute façon, les Astronomes sont de drôles de zigotos, et si les agissements d’Atoll, au cours des deux derniers mois, avaient seulement un sens, ce même Aton était le plus drôle de tous les drôles de zigotos.

 

Aton 77 retrouva enfin sa voix, et bien qu’elle tremblât encore d’émotion contenue, la phraséologie quelque peu pédante, marque distinctive du célèbre astronome, ne t’avait pas abandonnée.
— Monsieur, dit-il, vous faites preuve d’une outrecuidance stupéfiante en venant me faire une proposition aussi impudente.
Beenay 25, le robuste téléphotographe de l’Observatoire, passa sa langue sur ses lèvres sèches et s’interposa nerveusement:
— Écoutez, Monsieur le Directeur, après tout… Le directeur se tourna vers lui en levant un sourcil offensé.
— Ne vous mêlez pas de ça, Beenay, c’est animé des meilleures intentions que vous l’avez amené ici, je veux bien vous l’accorder ; mais, cela dit, je ne tolérerai aucune insubordination.
Theremon décida que le moment était venu de placer sa réplique.
— Directeur Aton, si vous voulez bien me laisser finir ce que j’avais commencé, je crois…
— Je ne crois pas, jeune homme, rétorqua Aton, quoi que vous puissiez dire maintenant, que cela compterait beaucoup, comparé à vos articles quotidiens de ces deux derniers mois.
Vous avez orchestré une vaste campagne de presse contre tous les efforts que nous avons faits, moi et mes collègues, en vue d’organiser le monde contre une menace qu’il est maintenant trop tard pour éviter. En vous attaquant particulièrement à nos personnes, vous avez fait de votre mieux pour ridiculiser tout le personnel de cet Observatoire.

 

‘Le directeur prit sur son bureau un exemplaire du Saro City Chronicle, et le secoua furieusement sous le nez de Theremon.
— Même un individu d’une impudence aussi notoire que la vôtre aurait dû hésiter avant de venir me demander l’autorisation de couvrir pour son journal les événements d’aujourd’hui. Vous, entre mille Aton lança le journal par terre, se dirigea à grands pas vers la fenêtre et se croisa les mains dans le dos.
— Vous pouvez vous retirer, lança-t-il par-dessus son épaule.
D’un air morose, il contemplait l’horizon sur lequel Gamma, le plus brillant des six soleils de la planète, était en train de se coucher. Il paraissait déjà jaunâtre et estompé dans les brumes du soir, et Aton savait qu’il ne le reverrait jamais en étant en pleine possession de ses facultés mentales.

Il pivota brusquement.
— Non, attendez. Venez ici ! Il fit un geste péremptoire.
— Vous l’aurez, votre article.

Le journaliste n’avait pas fait un geste pour partir, et il s’approcha lentement du vieillard. d’un geste , Aton embrassa le paysage.
— De nos six soleils, il n’y a plus que Bêta à briller dans le ciel. Vous le voyez ? La question était superflue. Bêta était presque au zénith, et sous ses rayons rougeâtres, le paysage prenait une coloration orangée tout à fait inhabituelle, tandis que les brillants rayons de Gamma mouraient sur l’horizon. Bêta était à son aphélie. Il était petit ; plus petit que Theremon l’eût jamais vu, mais, pour le moment, il dominait sans conteste le ciel de Lagash.

 

Le soleil propre de Lagash, Alpha, celui autour duquel tournait la planète, était aux antipodes, de même que ses deux lointains compagnons. Le nain rouge, Bêta — le voisin immédiat d’Alpha —, était seul, sinistrement seul.
Le visage levé d’Aton prenait une coloration rougeâtre dans le soleil.
— Dans moins de quatre heures, dit-il, la civilisation, telle que nous la connaissons, prendra fin. Et il en sera ainsi parce que, comme vous pouvez le voir, Bêta est le seul soleil restant dans” le ciel.
Il eut un sourire sinistre.
— Imprime z ça! Il n’ y aura personne po ur le lire.
— Mais s’ il se tro uve q u’au bo ut de q uatre heures
— puis d’encore quatre heures — rien ne se passe ?. demanda doucement Theremon.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Il s’en passera assez comme ça.
— D’accord — et pourtant — si rien ne se passe ? Pour la seconde fois, Beenay prit la parole.
— Monsieur, je crois que vous devriez écouter ce qu’il a à dire.

Theremon dit :
— Mettez cela aux voix, Directeur Ato n.
Il y eut des mouvements divers parmi les cinq autres membres de l’Observatoire, qui, jusqu’à ce mo ment, avaient observé une prudente neutralité.
Cela n’est pas nécessaire, dit carrément Aton. Il tira sa montre.
— Puisque votre cher ami Beenay insiste tellement, je vous donne cinq minutes. Parlez.
— Parfait ! Maintenant, dites-moi quelle différence cela fera si vous me permettez d’être le témoin de ce que vous anticipez ? Si votre prédiction se réalise, ma présence ne nuira en rien ; car dans ce cas mon article ne verra jamais le jour. D’autre part, s’il ne se passe rien, il Faut vous attendre à être ridiculisés, ou pire. Et dans ce cas, il vaudrait mieux que ce ridicule soit dispensé par un sympathisant.

 

Aton souffla avec mépris.
— C’est à vous que vous pensez quand vous parlez de sympathisant ?
— Certainement ! Theremon s’assit et croisa les jambes.
— Mes articles ont peut-être été un peu méchants, mais je vous ai toujours laissé le bénéfice du doute. Après tout, l’époque est mal choisie pour venir prêcher à Lagash : «La fin du monde est proche.» Il faut que vous compreniez que les gens n’ont plus foi dans le Livre des Révélations, et cela les gêne de voir les savants tourner casaque, et venir nous déclarer que finalement les Cultistes ont raison…

— Pas du tout, jeune homme, l’interrompit Aton. S’il est vrai qu’une grande partie de nos informations nous a été communiquée par le Culte, nos résultats ne sont en rien. entachés par son mysticisme. Les faits sont les faits, et la soi-disant mythologie du Culte repose en partie sur des faits. Nous les avons mis à nu, et dépouillés de leur mysticisme. Je peux vous assurer que les Cultistes nous haïssent encore plus que vous.
— Je ne vous hais pas. J’essaye de vous faire comprendre que l’opinion publique est mécontente. Ils sont furieux.

Aton eut un sourire de mépris.
— Grand b ien leur fasse.
— Oui, mais demain ?
— Il n’ y aura p as d e demain !
— Mais s’il y en a un. Supposons qu’ il y ait un «demain » — juste pour imaginer ce qui se passera. Cette fureur peut devenir dangereuse. Après tout, vous savez que les affaires sont en baisse depuis deux mois. Les industriels ne croient pas vraiment `que la fin du monde est arrivée, mais ils sont tout de même prudents pour leurs investissements.

 

L’homme de la rue ne vous croit pas davantage, mais quand même, il a décidé que le renouvellement de son ameublement pouvait attendre quelques mois de plus — juste en cas.
« Vous voyez ce que je veux dire. Dès que tout sera fini, les hommes d’affaires voudront avoir votre peau. Ils diront que si tous les dingues — sauf votre respect — peuvent mettre la prospérité du pays en danger avec leurs prophéties à la noix c’est à la planète de les en empêcher. Et ils seront entendus, Monsieur le Directeur.

Le directeur regarda froidement le journaliste.
— Et qu’est-ce que vous proposez, au juste, pour porter remède à- la situation ?
— Eh bien, dit Theremon avec un grand sourire, je voulais vous proposer de m’occuper de la Publicité. Je peux présenter les choses de telle sorte que seul le côté ridicule ressorte. Ce sera assez dur à encaisser, je l’avoue, parce que je serai obligé de vous représenter comme une bande d’abrutis congénitaux, mais, si je peux m’arranger pour que les gens rient de vous, ils en oublieront peut-être leur colère. En retour, tout ce que mes éditeurs demandent, c’est l’exclusivité des droits.

 

Beenay hocha la tête et explosa :
— Monsieur le Directeur, nous pensons tous qu’il a raison.
Durant ces deux derniers mois, nous avons pensé à tout, sauf au fait qu’il y a quand même une chance sur un million pour qu’il y ait une erreur dans nos théories ou dans nos calculs. Il faut que nous prenions cela aussi en considération.

Un murmure d’acquiescement parcourut le groupe réuni autour de la table, et le visage d’Aton prit l’expression de quelqu’un qui trouve la pilule amère à avaler, mais qui ne peut pas y couper.
— Eh bien, restez si vous voulez. Je vous prierai cependant d’éviter de nous gêner de quelque façon que ce soit dans l’accomplissement de nos devoirs. Vous voudrez bien vous souvenir, également, que c’est moi qui commande tout ici, et, en dépit de vos opinions, telles que vous les avez exprimées dans vos articles, je suis en droit d’exiger votre coopération et votre respect…

 

Il avait les mains derrière le dos, et son visage ridé pointait en avant un menton décidé tandis qu’il parlait. H aurait pu continuer indéfiniment si une voix nouvelle ne l’avait interrompu.
— Hello, hello, hello ! Cela fut claironné d’une voix de ténor aiguë, et les joues rondes de l’arrivant s’épanouirent en un large sourire.
— Qu’est-ce que c’est que cette atmosphère d’enterrement ? Personne ne perd les pédales, j’espère ? Aton le regarda d’un air consterné, et dit avec mauvaise humeur :
— Que diable venez-vous faire ici, Sheerin ? Je croyais que vous deviez rester dans l’Abri ? Sheerin se mit à rire et posa son arrière-train rebondi sur une chaise.
— Qu’il aille au diable, l’Atri. Je m’ennuyais. J’avais envie d’être ici, où ça va chauffer. Je suis curieux, comme tout le monde. Et je veux voir ces fameuses Étoiles dont les Cultistes nous rebattent les oreilles depuis si ongtemps.

Il se frotta les mains, et ajouta d’un ton plus posé:
— On gèle, dehors. Il fait tellement de vent que c’est tout juste si on n’a pas des stalactites qui se forment au bout du nez. Bêta n’a pas l’air de rayonner beaucoup de chaleur, loin comme il est.
Le directeur à la tête blanche grinça des dents d’exaspération.
— Pourquoi prenez-vous tant de mal pour faire des sottises, Sheerin ? A quoi pouvez-vous bien servir ici ?
— A quoi je peux b ien servir ici ? Sheerin tendit les mains en un geste de résignation comique.
— Un psychologue ne vaut pas tripette dans l’Abri. Ce qu’il y faut, c’est des hommes d’action, et des femmes fortes et saines, capables d’enfanter de beaux enfants. Moi ? Je pèse cinquante kilos de trop pour être un homme d’action; quant à enfanter des rejetons, je crains . que ce ne soit guère dans mes cordes. Alors, pourquoi les charger d’une bouche de plus à nourrir ? Je me sens mieux ici.

 

Theremon demanda vivement :
— Qu’est-ce que c’est, au juste, que cet Abri, Monsieur ? Sheerin eut l’air d’apercevoir le journaliste pour la première fois. Il fronça les sourcils et gonfla ses grosses joues d’un air perplexe.
— Et vous, qu’est-ce que vous êtes au juste, à Lagash, jeune rouquin? Aton se pinça les lèvres avant de murmurer d’un ton maussade :
— C’est Theremon 762, le journaliste. Je suppose que vous avez entendu parler de lui.
Le journaliste tendit la main.
— Et vous, bien entendu, vous êtes Sheerin 501, de l’université de Saro. J’ai entendu parler de vous.
Puis il répéta

— Qu’est-ce que c’est donc que cet Abri, Monsieur ?
— Eh bien, dit Sheerin, nous sommes parvenus à convaincre quelques personnes de la validité de nos prophéties sur… euh… la fin du monde, pour employer les grands mots, et les personnes en question ont pris les mesures qui s’imposaient. Le groupe est en grande partie composé des parents les plus proches des membres de l’Observatoire et des professeurs de l’université de Saro, plus quelques étrangers. Ils sont environ trois cents, mais les trois quarts sont des femmes et des enfants.

—Je vois Ils sont censés rester à l’abri des Ténèbres et des… euh…
Étoiles, pour tenir le coup quand tous les autres auront craqué.
—S’ils le peuvent. Ce ne sera pas facile. Quand toute l’humanité sera devenue folle, quand toutes les grandes villes seront en flammes — le milieu ne favorisera pas la survie. Mais ils ont de la nourriture, de l’eau, un abri et des armes…
— Ce n’est pas tout, dit Aton. Ils ont tous nos dossiers, à l’exception des observations que nous recueillerons aujourd’hui.
Ces dossiers sont d’une importance capitale pour le prochain cycle, et c’est ça qui doit survivre. Au diable tout le reste.

 

Theremon siffla entre ses dents, et réfléchit un long moment sans rien dire. Les hommes avaient apporté un échiquier multiple, et commencèrent une partie à six. Ils déplaçaient leurs pièces rapidement et en silence. Tous les yeux étaient furieusement concentrés sur l’échiquier. Theremon les regarda avec attention, puis se leva et s’approcha d’Aton qui, assis à l’écart, parlait à voix basse avec Sheerin.
— Écoutez, dit-il, allons quelque part où nous ne dérangerons pas les autres. Je voudrais vous poser quelques questions.

Le vieil astronome lui adressa un sourire amer, mais Sheerin répondit avec pétulance :
— Bien volontiers. Ça me fera du bien de parler un peu. Ça me fait toujours du bien. Aton me parlait de votre idée, concernant les réactions de l’opinion mondiale au cas où la prédiction ne se réaliserait pas — et je suis de votre avis.

D’ailleurs, je lis vos articles assez régulièrement, et, en général, j’aime bien vos positions.
— Je vous en prie, S heerin, gro gna Ato n.
— Comment ? Oh, je vous demande pardon. Bon, allons dans la pièce à côté. Les fauteuils y sont mieux rembourrés, de toute façon.
Les fauteuils étaient mieux rembourrés dans la pièce à côté. Il y avait aussi d’épais rideaux rouges aux fenêtres, et un tapis marron sur le sol. Avec la lumière orangée de Bêta qui entrait à flots par la fenêtre, le tout prenait un aspect de sang coagulé.

 

Theremon frissonna.
— Je donnerais bien dix crédits pour voir briller de la lumière blanche, ne serait-ce qu’une seconde. Si seulement Gamma ou Alpha brillaient dans le ciel !
— Quelles questions avez-vous à me poser ?demanda Aton. Je vous prie de ne pas oublier que notre temps est limité.
Dans un peu plus d’une heure et quart, nous monterons à l’étage supérieur, et à partir de ce moment-là, plus question de bavardage.
— Eh b ien, voilà.

Theremon se renversa dans son fauteuil, et se croisa les mains sur la poitrine.
— Vous avez tous l’air tellement convaincus que je commence à vous croire. Est-ce que ça ne vous ennuierait pas de m’expliquer de quoi il est question? Aton explosa.
— Vous voulez dire que vous nous avez tous couverts de ridicule sans même chercher à savoir ce que nous essayions d’expliquer ? Theremon eut un pâle sourire.
— Ce n’est pas à ce point, Monsieur le Directeur. Je connais l’histoire en gros. Vous dites que, dans quelques heures, les Ténèbres engloutiront le monde entier, et que toute l’humanité sera frappée de folie furieuse. Ce que je voudrais connaître, ce sont les faits scientifiques qui appuient cette théorie.
— Mais non, mais non, intervint Sheerin. Si vous posez une question pareille à Aton — en supposant qu’il soit d’humeur à y répondre — il va vous abrutir sous une avalanche de chiffres et de graphiques. Vous n’y comprendrez rien.

 

Maintenant, si vous me posez cette question à moi, je vous donnerai le point de vue du profane.
— D’accord ; je vous la pose à vous.
— D’abord, j’aimerais bien boire quelque chose. Il se frotta les mains en regardant Aton.
— De l’ eau ? gro gna Ato n.
— Ne faites pas l’enfant !
— Ne faites pas l’enfant vous-même. Pas d’alcool aujourd’hui. Ce ne serait que trop facile de saouler tous mes hommes. Je ne peux pas me permettre le luxe de les exposer à la tentation.
Le psychologue grommela entre ses dents. Il se tourna vers Theremon, le fixa de son regard incisif, et commença.
Vous savez, bien entendu, que l’histoire de la civilisation de Lagash a un caractère cyclique — je dis bien cyclique !

— Je sais, répliqua prudemment Theremon, que c’est la théorie archéologique en cours. A-t-elle été acceptée comme un fait ?
— Pratiquement. Au cours de ces cent dernières années, tout le monde s’y est peu à peu rallié. Ce caractère cyclique constitue — ou plutôt constituait — l’un des mystères les plus impénétrables de la civilisation. Nous avons découvert une série de civilisations — neuf avec certitude, et des indications tendant à prouver l’existence de plusieurs autres — toutes ayant atteint des sommets comparables aux nôtres, et, toutes, sans exception, ont été détruites par le feu à l’apogée même de leur culture.

 

«Et personne n’a jamais pu dire pourquoi. Tous les centres de culture ont été dévorés par le feu, sans qu’il reste aucun indice nous permettant d’en déterminer la cause.» Theremon écoutait attentivement.
— N’y a-t-il pas eu aussi un Age de la P ierre ?
— Probablement, mais nous n’avons pratiquement aucune donnée sur cette période, à part le fait que l’homme de cette époque était à peine plus qu’un singe intelligent. Nous pouvons- donc la laisser de côté.
— Je vois. Continuez.
— On a trouvé des explications à ces catastrophes récurrentes, toutes de caractère plus ou moins fantastique. Certaines affirment qu’il y a des pluies de feu périodiques ; d’autres sont encore plus démentielles. Mais il existe une théorie, tout à fait différente des autres, qui s’est transmise à travers les siècles.

— Je sais. Il s’agit de ce fameux mythe des «Étoiles », contenu dans le Livre des Révélations des Cultistes.
— Exactement, reprit Sheerin avec satisfaction. Les Cultistes disaient que, tous les deux mille cinquante ans, Lagash entrait dans une immense caverne, de sorte que tous les soleils disparaissaient, et que le monde était englouti par des ténèbres totales. Et alors, d’après eux, des choses nommées Étoiles apparaissaient, dérobant aux hommes leur âme, et les transformant en brutes _dépourvues de raison, de sorte qu’ils détruisaient euxmêmes la civilisation qu’ils avaient édifiée. Bien entendu, ils mélangent tout ça à des tas de – lotions mysticoreligieuses, mais c’est l’idée générale. , Il y eut un court silence, pendant lequel Sheerin reprit son souffle.
— Et maintenant, nous en arrivons à la Théorie de la Gravitation Universelle.

 

Il prononça cette phrase de telle sorte qu’on avait l’impression d’entendre les majuscules — et, à ce point, Atôn se détourna de la fenêtre, émit un grognement de mépris, et sortit à grands pas.
Tous les deux suivirent des yeux son départ, puis Theremon demanda :
— Qu’est-ce qu’il a ?

— Rien de particulier, répliqua Sheerin. Deux de ses hommes devraient être là depuis plusieurs heures, et ils ne sont pas encore arrivés. Il a absolument besoin de tout le monde, bien entendu, vu que tout son personnel, à part ceux qui étaient absolument indispensables, est allé dans l’Abri.
— Vous ne croyez pas qu’ils auraient déserté, non ?
— Qui ? Faro et Yimot ? Bien sûr que non. Quand même, s’ils n’arrivent pas dans l’heure qui vient, ça va compliquer les choses.

Il se leva soudain, l’oeil brillant,
— De toute façon, puisque Ato n est parti…
Il alla sur la pointe des pieds à la fenêtre la plus proche, s’accroupit, et tira d’un placard une bouteille remplie d’un liquide rouge, qui glouglouta de la façon la plus suggestive quand il la secoua.
— Je pensais bien qu’Aton n’en avait pas connaissance, remarqua-t-il en revenant vers la table. Voilà! Comme nous n’avons qu’un verre, et que vous êtes notre hôte, à vous l’honneur. Moi, je garde la bouteille.
Il remplit avec soin le verre minuscule.

 

Theremon se leva pour protester, mais Sheerin le lorgna d’un air sévère.
— Respectez vos aînés, jeune homme.
Le journaliste se rassit, le visage angoissé.
— Alors, continuez, affreux vieillard.
Sheerin leva la bouteille, et sa pomme d’Adam se mit à monter et à descendre. Puis, faisant claquer sa langue d’un air satisfait, il reprit :
— Qu’est-ce que vous savez sur la gravitation ?
— Rien, sinon que c’est une découverte assez récente, et pas parfaitement établie, et que les mathématiques qui l’expliquent sont si difficiles qu’il n’y a qu’une douzaine d’hommes à Lagash à pouvoir les comprendre.
— Peuh ! Quelles foutaises ! Je peux vous résumer ces lois mathématiques en une phrase. La Loi de la Gravitation Universelle énonce qu’il existe une force cohésive entre tous les corps célestes, et que l’attraction résultant de cette force entre deux corps donnés est proportionnelle au produit de leur, masse divisé par le carré de leur distance.

— C ‘est to ut?
— Ça suffit. Il a fallu quatre cents ans pour établir ça.
— Pourquoi si longtemps ? Ça a l’air assez simple, comme vous l’exposez.
— Parce que les grandes lois ne sont pas découvertes par un éclair d’inspiration, quoi qu’on en pense. Fn général, il y faut les recherches combinées d’une armée de savants, pendant plusieurs siècles. Depuis que Genovi 41 a découvert que Lagash tourne autour du soleil Alpha, et non le contraire y a quatre cents ans de ça les astronomes n’ont pas cessé de travailler. Les mouvements complexes des six soleils ont été enregistrés, analysés et expliqués. L’une après l’autre, des théories ont été avancées, vérifiées, contre-vérifiées, modifiées, abandonnées, reprises et converties en autre chose. Un travail du diable.

 

Theremon hocha la tête, pensif, et tendit son verre vide. De mauvaise grâce, Sheerin fit tomber quelques gouttes de la liqueur rouge dans le verre.
— Il y a vingt ans, continua-t-il après s’être réhumecté la gorge, qu’on a finalement démontré que la Loi de la Gravitation Universelle rendait compte avec exactitude de tous les mouvements orbitaux des six soleils. Ce fut un grand triomphe.

Sheerin se leva, et alla à la fenêtre sans lâcher sa bouteille.
— Et maintenant, nous en arrivons à ce qui nous intéresse. Au cours de la dernière décennie, les mouvements de Lagash autour d’Alpha ont été calculés suivant la loi de la gravitation, mais ils ne correspondaient pas à l’orbite observée; pas même en incluant dans les calculs toutes les perturbations provoquées par les autres soleils. Ou la loi était fausse, ou bien il y avait un autre facteur, encore inconnu, qui entrait en jeu.

Theremon rejoignit Sheerin à la fenêtre, et laissa errer son regard sur les spires de Saro City qui brillaient de reflets rougeâtres à l’horizon. Le journaliste jeta un bref regard sur Bêta, et sentit la tension provoquée par l’incertitude monter en lui. Bêta rougeoyait au Zénith, petit et menaçant.
— Continuez, Monsieur, dit-il doucement.

Sheerin reprit :
— Les astronomes ont tâtonné pendant des années, proposant tous des théories plus invraisemblables les unes que les autres — jusqu’à ce qu’Aton eût l’idée géniale de faire appel au Culte. Le chef du Culte, Sor 5, avait accès à des documents qui simplifièrent considérablement le prob lème.

 

Aton se mit à travailler dans une nouvelle direction.
«Et s’il y avait un autre corps planétaire non lumineux, comme Lagash ? Dans ce cas, vous le savez, il ne brillerait que par réflexion, et s’il était composé de roches bleuâtres, également comme Lagash, alors, dans le ciel éternellement rougeâtre, le rayonnement des soleils le rendrait complètement invisible — l’éteindrait complètement.» Theremon siffla entre ses dents.
— Quelle idée de d ingue !
— Vous pensez que c’est une idée de dingue ? Écoutez donc ceci : supposez que ce corps tourne autour de

Lagash à une distance telle, décrivant une orbite telle et ayant une masse telle que son attraction corresponde exactement aux déviations de l’orbite théorique de Lagash — savez-vous ce qui arriverait ? Le journaliste secoua la tête.
— Eh bien, de temps en temps, ce corps se trouverait sur le passage d’un soleil.

Et Sheerin vida d’un trait ce qui restait dans la bouteille.
— Et je suppose que c’est ce qui se passe ? demanda carrément Theremon.
— Oui ! Mais il n’y a qu’un seul soleil qui coupe son orbite de révolution.
Il montra du doigt le soleil rétréci, loin dans le ciel.
— Bêta. Et il a été démontré que l’éclipse se produit uniquement quand les soleils sont placés de telle sorte que Bêta brille seul sur cette planète, et qu’il est à son point d’éloignement maximum, tandis que la lune est invariablement à son point le plus rapproché de nous. L’éclipse qui en résulte, avec la lune ayant sept fois le diamètre apparent de Bêta, couvre Lagash tout entière, et dure un peu plus d’une demijournée, de sorte qu’aucun point de la planète n’échappe à ses effets. Cette éclipse se produit une fois tous les deux mille quarante-neuf ans.

 

Le visage de Theremon n’était plus qu’un masque inexpressif.
— Alors, c’est ça, to ute l’ histo ire ? Le psychologue hocha la tête.
— Toute l’histoire. D’abord, l’éclipse — qui va commencer dans trois quarts d’heure — puis les Ténèbres universelles et, petit-être, ces mystérieuses Étoiles — puis la folie et la fin du cycle.
Il se mit à ruminer sombrement.
— Nous avons eu deux mois devant nous, à l’Observatoire, et ça n’a pas été suffisant pour persuader Lagash du danger.

Deux siècles même n’auraient peut-être pas suffi. Mais nos dossiers sont dans l’Abri, et aujourd’hui, nous allons photographier l’éclipse. Le prochain cycle sera en possession de la vérité dès le commencement, et quand la prochaine éclipse se produira, l’humanité y sera préparée. Pensez-y aussi. Ça fait aussi partie de votre histoire.

 

Un petit vent froid souleva les rideaux comme Theremon ouvrait la fenêtre et se penchait au-dehors. Il jouait dans ses cheveux, tandis que Theremon fixait sa main dans la lumière pourpre. Puis il se retourna, d’un brusque mouvement de révolte.
— Qu’est-ce que les Ténèbres ont de si terrible pour me rendre fou, moi ? Sheerin eut un sourire absent tout en tournant machinalement la bouteille vide dans sa main.
— Est-ce que vous avez jamais fait l’expérience des Ténèbres, jeune homme ? Le journaliste s’adossa au mur et réfléchit.
— Non, je ne peux pas dire. Mais je sais ce que c’est.
C’est juste… euh…
Il fit un vague geste de la main, puis s’éclaira :
— Juste l’absence de lumière. Comme dans les grottes.
— Vous vous êtes déjà tro uvé dans une grotte?
— Dans une grotte ? Bien sûr que non !
— C’est ce que je pensais. Moi, j’ai essayé la semaine dernière — juste pour voir — mais je suis ressorti en vitesse. J’ai avancé jusqu’à ce que l’entrée de la grotte ne fût plus qu’un point de lumière dans le lointain, et tout le reste, noir. Je n’aurais jamais cru que quelqu’un d’aussi gros que moi puisse courir si vite.

 

La lèvre de Theremon se retroussa en un sourire.
— Si ce n’est que ça, je pense que je n’aurais pas couru si j’avais été là.
Le psychologue fronça les sourcils et considéra le jeune homme d’un air contrarié.
— Ne vous vantez pas comme ça! Je vous défie de tirer les rideaux.
Theremon le regarda d’un air étonné et dit :
— Pourquoi ? S’il y avait quatre ou cinq soleils dehors, ce serait peut-être nécessaire, pour atténuer un peu la lumière.
Mais il ne fait déjà pas assez jour comme ça.
— Justement. Tirez le rideau ; puis venez ici et asseyezvous.
— D’ acco rd .

Theremon saisit la cordelière et tira. Le rideau rouge glissa devant la large fenêtre, les anneaux de laiton crissant sur la tringle, et une pénombre rougeâtre s’abattit sur la pièce.
Les pas de Theremon sonnaient creux dans le silence, comme il cherchait son chemin vers la table, puis ils s’arrêtèrent à mi-chemin.
— Je ne peux pas vous voir, Monsieur, murmura-t-il.
— Allez à tâtons, ordonna Sheerin d’une voix tendue.
— Mais je ne peux pas vous voir, Monsieur. Le journaliste respirait avec effort.
— Je ne vois rien.
— Qu’est-ce que vous attendez ? lui fut-il répondu d’un ton sinistre. Venez ici et asseyez-vous.

Les pas reprirent, lents et hésitants. Il y eut le bruit de quelqu’un qui s’empêtre dans une chaise. Theremon dit d’une voix faible :
— Voilà. Je me sens… ouf… très b ien.
— Ça vous plaît, hein ?
— N…on. C’est assez terrible. On dirait que les murs… Il s’arrêta.
— On dirait qu’ils vont me tomber dessus. J’ai envie de les repousser. Mais je ne deviens pas fou. En fait, la sensation est moins désagréable que je ne l’aurais cru.
— Très bien. Ouvrez le rideau.

 

Les pas précautionneux reprirent dans l’obscurité, il y eut le froissement du rideau contre la main tâtonnante qui cherchait la cordelière, puis le « roooch » triomphant des anneaux glissant sur la tringle. La lumière rouge inonda la pièce, et Theremon leva les yeux sur le soleil, avec un cri de joie.
Sheerin essuya du revers de la main la sueur qui perlait à son front, et dit d’une voix mal assurée :
— Et ce n’était q u’une p ièce obscure.
— C’est supportable, dit Theremon d’un air détaché.
— Une pièce obscure, oui. Est-ce que vous êtes allé à l’Exposition de Jonglor, il y a deux ans ?
— Non, il se trouve que je n’ai pas eu le temps. Neuf mille kilomètres, ça fait beaucoup, même pour une exposition.
— Eh bien, moi, j’y suis allé. Vous vous souvenez du « Tunnel du Mystère », qui a battu tous les records de recettes des attractions — pendant environ deux mois tout au moins ?

— Oui. Ça n’a pas fait d es histo ires ?
— Très peu. On a étouffé l’affaire. Voyez-vous, ce Tunnel du Mystère était tout simplement un tunnel d’un kilomètre et demi de long — sans lumière. On montait dans une petite voiture découverte, et on cahotait pendant un quart d’heure dans l’obscurité. Ça a eu beaucoup de succès — tant que ça a duré.
— Beauco up de succès? Certainement. La peur exerce une fascination certaine, quand elle fait partie d’un jeu. Les bébés naissent avec trois frayeurs différentes : celle du bruit; celle des chutes ; et celle de l’absence de lumière. C’est pourquoi on trouve tellement drôle de sauter sur quelqu’un en criant « Hou! », c’est pourquoi c’est si amusant de jouer, aux autos tamponneuses, et c’est pourquoi ce Tunnel du Mystère commença par faire un malheur. Les gens sortaient des Ténèbres tremblants, oppressés, à demi morts de peur, mais ils continuaient à payer pour entrer.
— Une minute, je me souviens maintenant. Certains étaient morts à la sortie, n’est-ce pas ? Le bruit s’en est répandu après la fermeture.

 

Le psychologue grogna avec mépris.
— Bah ! Deux ou trois sont morts en effet. Ce n’était rien ! On a indemnisé les familles des morts, et on a persuadé le Conseil municipal de Jonglor de passer l’éponge. Après tout, disait-on, si les cardiaques veulent aller dans le tunnel, c’est à leurs risques et périls — et de plus, ça n’arriverait plus. Ils postèrent donc un docteur à l’entrée, et tout le monde fut obligé de se faire examiner avant de monter en voiture. En fait, cela attira du monde.
— Alo rs ?
— Voyez-vous, il y avait autre chose. Beaucoup de gens sont sortis de là parfaitement normaux, sauf qu’ils refusaient d’entrer dans aucun bâtiment — n’importe lequel ; palais, châteaux, appartements, villas, cottages, huttes, remises, ou tentes.

Theremon eut l’air profondément choqué.
— Vous voulez dire qu’ils refusaient d’entrer, où que ce fût ? Où est-ce qu’ils dormaient ?
— Deho rs.
— On aurait d û les forcer à entrer.
— Oh, on l’a fait, n’ayez pas peur. Sur quoi, ces gens ont eu de violentes crises d’hystérie, et ont tenté de se briser le crâne sur le premier mur venu. Une fois qu’ils étaient à l’intérieur, impossible de les y garder sans leur passer la camisole de force ou leur donner une bonne dose de tranquillisants.
— Ils d evaient être fo us.
— Exactement. Une personne sur dix ressortait du tunnel dans cet état. On a appelé les psychologues à la rescousse, et on a fait la seule chose possible. On a fermé cette attraction.
Il étendit ses mains sur ses genoux.

— Qu’est-ce qu’ils avaient, tous ces gens-là ? demanda finalement Theremon.
— Pratiquement la même chose que vous, quand vous pensiez que les murs de la pièce pressaient sur vous dans l’obscurité. La psychologie a un terme pour désigner la peur instinctive de l’humanité devant l’absence de lumière. C’est la « claustrophobie », parce que l’absence de lumière est toujours associée à des endroits fermés, de sorte que quand on a peur de l’un, on a peur de l’autre.
Vous comprenez ?
— Mais ces gens du tunnel ?
— Ces gens du tunnel étaient des infortunés, qui n’ont pas eu la force de caractère nécessaire pour surmonter la claustrophobie qui les a saisis dans les Ténèbres. Un quart d’heure sans lumière, c’est long.

 

Vous, vous n’y avez passé que deux ou trois minutes, et vous étiez passablement retourné.
« Les gens du tunnel ont fait ce qu’on appelle “une fixation claustrophobique”. Leur peur latente des Ténèbres et des endroits fermés s’est cristallisée et est devenue active, et, pour autant que nous en puissions juger, définitive. Voilà les effets d’un quart d’heure passé dans les ténèbres.» Il y eut un long silence, et Theremon fronça lentement les sourcils.
— Je ne crois pas que ça puisse être si catastrophique.
— Dites plutôt que vous ne voulez pas le croire, trancha Sheerin. Vous avez peur de le croire. Regardez par la fenêtre ! Theremon s’exécuta, et le psychologue poursuivit :
— Imaginez les Ténèbres — partout. Pas de lumière, aussi loin que porte votre regard. Les maisons, les arbres, les champs, la terre, le ciel noirs ! Et les Étoiles qui se lèveront, d’après ce qu’on dit — puisque Étoiles il y a. Vous arrivez à concevoir une chose pareille?
— Oui, déclara Theremon avec brutalité.

Sheerin abattit son poing sur la table, pris d’une colère soudaine.
— Vous mentez ! C’est impossible à concevoir. Votre cerveau n’a pas plus été fait pour cette conception que pour concevoir l’infini ou l’éternité. Tout ce qu’on peut faire, c’est d’en parler. Une fraction de cette réalité vous a bouleversé, et quand vous vous trouverez en face de la réalité complète, votre cerveau sera confronté à un phénomène parfaitement incompréhensible pour lui. Vous deviendrez fou, complètement, et définitivement. Il n’y a aucun doute là-dessus ! Il ajouta tristement :
— Et voilà deux millénaires d’efforts réduits à néant, une fois de plus. Demain, il n’y aura pas une ville indemne sur toute la planète.

 

Theremon recouvra une partie de sa présence d’esprit.
— Ce n’est pas logique. Je ne vois pas pourquoi je devrais devenir fou, juste parce qu’aucun soleil ne brille dans le ciel — mais, même si je devenais fou, et si tout le monde devient fou, en quoi cela peut-il mettre les villes en danger ? On ne va quand même pas les faire sauter? Mais Sheerin était en colère maintenant.
— Si vous étiez dans les Ténèbres, qu’est-ce que vous désireriez, par-dessus tout ; qu’est-ce que votre instinct appellerait de toutes ses forces ? La lumière, imbécile, la lumière!
— Et alo rs ?
— Et co mment avoir de la lumière ?
— Je ne sais pas, dit carrément Theremo n.
— Quelle est la seule façon d’obtenir de la lumière, sinon par le soleil ?
— Comment le saurais-je ? Ils étaient debout, face à face, nez à nez.

Sheerin dit :
— En brûlant quelque chose, cher monsieur. Vous avez déjà vu un incendie de forêt? Vous avez déjà campé et fait la cuisine sur un feu de bois ? Le bois qui brûle ne donne pas seulement de la chaleur, voyez-vous. Il donne de la lumière, et les gens le savent. Et quand il fera nuit, ils voudront de la lumière, et ils en auront.
— Alors, ils brûlero nt d u bo is ?
— Ils brûleront ce qu’ils trouveront. Il leur faut de la lumière. Il faudra qu’ils brûlent quelque chose, et s’ils n’ont pas de bois sous la main — alors, ils brûleront n’importe quoi. II la leur faudra, leur lumière — et tous les centres d’habitation seront en flammes ! Ils restaient, les yeux rivés l’un à l’autre, comme si toute l’affaire dépendait de la force de leurs volontés respectives puis Theremon céda, sans un mot. Il avait la respiration courte et oppressée, et il s’aperçut à peine du soudain. vacarme venant de la pièce voisine, à travers la porte close.

 

Sheerin parla, et il dut faire un effort pour prendre un ton détaché.
— Il me semble entendre la voix de Yimot. Lui et Faro sont probablement de retour. Allons voir ce qui les a retenus.
— On fera aussi bien, grommela Theremon.
Il prit une profonde inspiration, et sembla se secouer. La tension avait disparu.
Il régnait un vacarme assourdissant dans la pièce. Tout le personnel de l’Observatoire était rassemblé autour des deux jeunes hommes, qui ôtaient leurs manteaux, tout en parant les nombreuses questions qu’on leur jetait de toutes parts.

Aton fendit la foule et regarda les arrivants avec colère.
— Vous vous rendez compte que tout va commencer avant une demi-heure ? Où êtes-vous allés ? Faro 24 s’assit et se frotta les mains. Le froid du dehors lui avait rougi les joues.
— Yimot et moi, on vient juste de finir une petite expérience assez dingue. On a essayé de voir si on pouvait construire un environnement permettant de simuler l’apparence des Ténèbres et des Étoiles, pour savoir à l’avance à quoi ça ressemble.

 

Un murmure confus s’éleva du groupe des auditeurs, et une lueur d’intérêt brilla soudain dans les yeux d’Aton.
— Vous n’en avez jamais parlé. Comment vous y êtes- vous pris ?
— Eh bien, dit Faro, il y a longtemps que nous avons eu cette idée, Yimot et moi, et on y a travaillé durant nos moments de liberté. Yimot connaissait une maison à un étage, à plafond concave, dans le bas de la ville — je crois que c’était un musée, autrefois. Enfin, bref, on I% achetée…
— Où avez-vous trouvé l’argent ? interrompit Aton d’un ton péremptoire.
— Dans nos comptes en banque, grogna Yimot 70. Elle nous a coûté deux mille crédits.
Puis, sur la défensive :
— Et alors ? Demain, deux mille crédits ne seront plus que deux mille bouts de papier. C’est tout.
— Ça c’est sûr, acquiesça Faro. On a acheté la maison, et on l’a tendue de velours noir du plafond au plancher, pour obtenir des Ténèbres aussi parfaites que possible. Puis on a percé de petits trous dans le plafond, qu’on a recouverts de petits obturateurs en métal s’ouvrant tous ensemble quand on pousse un bouton. Cette partie-là, on ne l’a pas faite nous-mêmes ; on a pris un charpentier, un électricien et quelques autres — l’argent ne comptait plus Ce que nous voulions, c’est que de petites lumières puissent briller à travers ces trous du plafond, pour imiterles Étoiles.

 

Tout le monde retint son souffle pendant le silence qui suivit.
Aton dit d’un ton pincé :
— Vous n’aviez pas le droit de vous livrer à une expérience privée…
Faro fut décontenancé.
— Je sais, Monsieur le Directeur mais, franchement, Yimot et moi, nous pensions que l’expérience était un peu dangereuse. Si elle agissait comme prévu, nous nous attendions à moitié à devenir fous — d’après ce que Sheerin dit là-dessus, nous pensions que c’était plus que probable. Bien entendu, si nous avions découvert que nous restions sains d’esprit, nous nous étions dit que nous pourrions peut-être acquérir l’immunité contre les véritables Ténèbres, puis vous la faire acquérir à votre tour. Mais les choses n’ont pas marché du tout…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est Yimot qui répondit.
— On s’est enfermés, et on a laissé nos yeux s’accoutumer aux Ténèbres. C’est une sensation extrêmement désagréable, parce que, dans les Ténèbres totales, on a l’impression que les murs et le plafond vont vous écraser. Mais on arriva à surmonter ça, et on pressa le bouton. Les obturateurs glissèrent, et de petites pastilles de lumière se mirent à briller au plafond…
— Et alo rs ?
— Et alors — tien. C’est ça qui a été dur à avaler. Il ne s’est rien passé. C’était un plafond avec des trous dedans, et ça n’avait pas l’air d’autre chose. On a recommencé l’expérience je ne sais pas combien de fois — c’est ce qui nous a retenus si tard — mais toujours sans aucun résultat.
Un silence choqué s’ensuivit, et tous les yeux se tournèrent vers Sheerin, qui restait assis, immobile et bouche bée.

 

Theremon fut le premier à parler.
— Après ça, vous savez ce que devient la théorie que vous avez bâtie, Sheerin, non ? Il souriait de soulagement.
Mais Sheerin leva la main.
— Pas si vite. Laissez-mo i ré fléchir.
Puis il fit claquer ses doigts, et, quand il releva la tête, il n’y avait ni incertitude ni surprise dans ses yeux.
— Évidemment…
Il n’arriva jamais au bout de sa phrase. Au-dessus d’eux retentit un claquement métallique, et Beenay, bondissant sur ses pieds, s’élança dans l’escalier en s’écriant :
— No m d e Dieu! Les autres suivirent.

Tout se passa très vite. Dans le dôme, Beenay jeta un coup d’oeil horrifié sur les plaques photographiques brisées et sur l’homme penché au-dessus d’elles ; puis il si jeta violemment sur l’intrus, lui saisissant la gorge d’une poigne de fer. Il y eut de furieux piétinements, et, quand d’autres se joignirent à lui, l’étranger disparut, aplati sous le poids d’une demi-douzaine d’hommes en colère.

 

Aton arriva le dernier, respirant avec effort.
— Laissez-le ! La mêlée s’écarta de mauvaise grâce, et l’on remit sur pied l’étranger, haletant, les vêtements déchirés et le front meurtri. Il portait une courte barbe jaune, soigneusement frisée au petit fer, à la mode des Cultistes.

Beenay changea sa prise, l’empoigna au collet et le secoua sauvagement. _
— Alors, salaud, qu’est-ce que tu veux? Ces plaques…
— Elles ne m’intéressent pas, répliqua froidement le Cultiste. C’est un accident.
Beenay suivit la direction de son regard enflammé, et, gronda :
— Je vois, c’est les caméras elles-mêmes qui t’intéressent.
Alors, tu peux dire que l’accident des plaques est un coup de chance pour toi. Parce que si tu avais touché Bertha-la-vive ou les autres, tu serais mort à petit feu dans les pires tortures.
Déjà comme ça…
Il leva le poing.
— Arrêtez ! Laissez-le ! Le jeune technicien hésita, et laissa à regret retomber son bras. Aton le poussa de côté et affronta l’étranger.
— Vous êtes bien Latimer, n’est-ce pas ? Le Cultiste s’inclina avec raideur et montra le symbole qu’il portait sur la hanche.
— Je suis bien Latimer 25, major de troisième classe auprès de Sa Sérénité Sor 5.
— Et — Aton leva ses sourcils blancs d’un air interrogateur
— vous étiez avec Sa Sérénité quand elle m’a rendu ‘visite la semaine dernière? Latimer s’inclina pour la seconde fois.
— Et maintenant, qu’est-ce que vous voulez ?
— Rien que vous soyez décidé à me donner de votre propre volonté.
— C’est Sor 5 qui vous envoie, je suppose — ou bien êtesvous venu de vous-même?
— Je ne répo ndrai pas à cette questio n.
— Est-ce que nous auro ns d’autres visiteurs ?
— Je ne répo ndrai pas non p lus.

 

Aton regarda sa montre et grogna.
— Maintenant, dites-moi un peu ce que votre maître veut obtenir de moi. J’ai rempli ma part du marché. Latimer fit un petit sourire, mais ne répondit pas.
— Je lui ai demandé, continua Aton avec colère, des informations que le Culte était seul à connaître, et on me les a données. Je vous en remercie. En retour, je promis de prouver la vérité essentielle, du credo du Culte.
— Il n’y avait pas besoin de la prouver, répondit-il fièrement.

C’est prouvé par le Livre des Révélations.
— Pour la poignée de gens qui constituent le Culte. Ne faites pas semblant de ne pas comprendre ce que je veux dire. J’ai offert de prouver scientifiquement vos croyances. Et j’ai tenu parole ! Le Cultiste fronça les sourcils avec amertume.
— Oui, vous avez tenu parole — avec une subtilité de renard, parce que vos prétendues explications ont prouvé nos croyances, et en même temps, elles les ont dépouillées de toute nécessité. Vous avez fait des Ténèbres et des Étoiles des phénomènes naturels, dépourvus de toute signification. C’est un sacrilège.
— S’il en est ainsi, ce n’est pas ma faute. Les faits existent.
Qu’est-ce que je peux faire d’autre, sinon les énoncer?

— Vos faits sont une tromperie et une erreur. Aton tapa du pied avec colère.
— Co mment le savez- vous? La réponse vint, avec toute la certitude de la foi inconditionnelle.
— Je sais ! Le directeur s’empourpra, et Beenay murmura quelque chose avec insistance. Aton lui imposa le silence d’un geste.
— Qu’est-ce que Sor 5 veut que nous fassions ? Il croit toujours, je suppose, qu’en essayant d’avertir le monde pour qu’il prenne des mesures destinées à prévenir la folie qui le menace nous mettons d’innombrables âmes en danger. Eh bien, nous n’avons pas réussi, si ça peut vous faire plaisir.
— Votre tentative a fait assez de mal en elle-même, et vos malins efforts pour acquérir des informations grâce à vos instruments diaboliques doivent être stoppés. Nous obéissons à la volonté des Étoiles, et je regrette seulement que ma maladresse m’ait empêché de détruire vos engins infernaux.
— Ça ne vous aurait pas avancé à grand-chose, rétorqua Aton. Tous nos dossiers à l’exception des preuves directes que nous allons recueillir maintenant sont déjà en lieu sûr, et hors de toute atteinte.

 

Il eut un sourire sinistre.
— Mais cela ne change en rien votre statut présent de cambrioleur.
Il se tourna vers les hommes derrière lui.
— Que quelqu’un appelle la police de Saro City. Sheerin poussa un cri de réprobation.
— Nom de Dieu! Aton, qu’est-ce qui vous prend ? On n’a pas le temps de s’occuper de ça. Écoutez — il se propulsa de l’avant — laissez-moi faire.
Aton toisa le psychologue.
— Ce n’est pas le moment de faire vos singeries, Sheerin.
Voulez-vous, s’il vous plaît, me laisser faire à mon idée.
D’ailleurs, vous n’avez rien à faire ici, ne l’oubliez pas.

Sheerin fit une grimace éloquente.
— Allons, pourquoi prendre la peine d’appeler la police
— avec l’éclipse de Bêta sur le point de commencer — alors que ce jeune homme est tout disposé à nous donner sa parole d’honneur qu’il se tiendra tranquille et ne cassera rien ? Le Cultiste se hâta de répondre.
— Je ne promettrai rien de pareil. Vous êtes libres de faire ce que vous voulez, mais il n’est que juste de vous prévenir qu’à la première occasion je finirai ce que je suis venu faire ici. Si vous voulez que je vous do le ma parole d’honneur, vous feriez mieux d’appeler la police tout de suite.

 

Sheerin eut un sourire cordial.
— Vous êtes déterminé à nous mettre des bâtons dans les roues, n’est-ce pas ? Eh bien, je vais vous expliquer quelque chose. Vous voyez ce jeune homme, debout près de la fenêtre ? Il est fort, costaud. Il sait se servir de ses poings, et de plus, il n’est pas de l’Observatoire. Quand l’éclipse aura commencé, il n’aura rien à faire, si ce n’est de vous tenir à De plus, je serai là
— un peu trop corpulent pour faire le coup de poing, mais très capable de donner un, coup de main.
— Et alors ? demanda Latimer d’un ton glacial.
— Écoutez seulement et je vais vous le dire, répliqua Sheerin.

Aussitôt que l’éclipse aura commencé, Theremon et moi on vous emportera d’ici, et on vous déposera dans un petit cagibi sans fenêtre, fermé par une seule porte pourvue d’une énorme serrure.
Vous y resterez pendant toute la durée de l’éclipse.
— Et après, haleta farouchement Latimer, il n’y aura plus personne pour me faire sortir. Je sais aussi bien que vous ce que signifie l’apparition des Étoiles, je le sais même beaucoup mieux que vous. Quand vous aurez tous perdu l’esprit, il y a peu de chances que vous veniez me libérer. Je mourrai de faim et d’étouffement lent, c’est bien ça? J’aurais dû m’y attendre, de la part d’un groupe de savants. Mais je ne vous donne quand même pas ma parole. C’est une question de principe, et je ne veux pas en discuter plus longtemps.

 

Aton avait l’air ébranlé. Son regard semblait troublé.
— Vraiment, Sheerin, l’enfermer…
— Je vous en prie ! Sheerin le fit taire d’un geste d’impatience.
— Je n’ai jamais pensé une minute que les choses aillent si loin. Latimer vient d’essayer de bluffer, mais je ne suis pas psychologue simplement parce que le mot me plaît.
Il sourit au Cultiste.
— Allons donc, vous n’avez jamais pensé que j’allais tenter de vous faire mourir de faim. Mon cher Latimer, si je vous enferme dans le cagib i, vous ne verrez ni les Ténèbres ni les Étoiles.
Ir n’est pas besoin d’être grand clerc en croyances fondamentales du Culte pour savoir que ne pas voir les Étoiles quand elles paraissent signifie pour vous la perte de votre âme immortelle.

Maintenant, je crois que vous êtes un homme honorable. Si vous me donnez votre parole d’honneur de ne pas tenter d’intervenir dans nos travaux, je l’accepterai.
Une veine se mit à battre à la tempe de Latimer, et il sembla se recroqueviller dans sa peau en répondant d’une voix rauque
— Vo us l’avez ! Puis il ajouta avec une fureur contenue :
— Ma seule consolation, c’est que vous serez tous damnés pour ce que vous aurez fait aujourd’hui.
Il tourna les talons et se dirigea à granits pas vers un haut tabouret près de la porte.

 

Sheerin hocha la tête à l’adresse du journaliste.
— Allez vous asseoir près de lui, Theremon — simple formalité. Hé, Theremon ! Mais le journaliste ne bougea pas. Il était livide ; même ses lèvres s’étaient décolorées.
— Regardez ça! Le doigt qu’il pointait vers le ciel tremblait ; et sa voix était rauque et cassée.

Un silence de mort tomba sur l’assistance, tandis que tous les yeux suivaient son doigt, et, pendant une seconde d’éternité, se figèrent dans leur contemplation.
Bêta était écorné d’un côté ! La minuscule parcelle d’ombre avait à peu près la dimension d’un ongle, mais pour les assistants silencieux, elle signifiait que la fin du monde avait commencé.
Ils ne contemp lèrent qu’ un instant, p uis tout ne fut plus que confusion bruyante pendant un instant encore _ plus court, et qui fit place aussitôt à une activité bouillonnante, et bien ordonnée, chacun à son poste. Au moment crucial, il n’y avait plus place pour l’émotion. Les hommes n’étaient plus que des savants qui avaient une tâche bien précise à acco mp lir. Même Ato n avait d isparu.

Sheerin dit prosaïquement :
— Le premier contact a dû se faire il y a environ un quart d’heure. Un peu tôt, mais quand même pas mal, si l’on considère toutes les incertitudes impliquées dans les calculs.
Il regarda autour de lui, puis, sur la pointe des pieds, il se dirigea vers Theremon, toujours debout devant la fenêtre, et l’entraîna.
— Aton est furieux, murmura-t-il, alors, garez-vous. Il a manqué le premier contact à cause de cette dispute avec Latimer, et si vous le gênez, il est capable de vous jeter par la fenêtre.
Theremon hocha la tête et s’assit. Sheerin le regarda avec étonnement.
— Que diable ! mo n vieux, vous tremb lez.
— Hein ? Therernon passa sa langue sur ses lèvres desséchées, et essaya de sourire.
— Je ne me sens pas b ien, c’est un fait.

 

Les yeux du psychologue se durcirent.
— Vous n’êtes pas en train de perdre les pédales !
— Non ! cria Theremon avec indignation. Donnez-moi une chance ! Je n’ai jamais vraiment cru tous ces contes à dormir debout jusqu’à cette minute — enfin jamais cru tout au fond de moi. Laissez-moi me faire à cette idée. Vous vous y préparez depuis deux mois ou plus.
— Là, vous avez raison, répliqua pensive ment Sheerin.
Écoutez ! Vous avez une famille — parents, femme, enfants ? Theremon secoua la tête.
— Vous pensez à l’Abri, je suppose. Non, ne vous inquiétez pas pour ça. J’ai bien une soeur, mais elle est à trois mille kilomètres. Je ne sais même pas son adresse.
— Mais alors, et vous? Vous avez le temps d’y aller, et il leur manque quelqu’un, de toute façon, puisque je suis parti.
Après tout, vous ne servez à rien ici, et vous seriez une excellente recrue…

Theremon regarda l’autre d’un air las.
— Vous pensez que je suis mort de peur, non ? Eh bien, mettez-vous bien ça dans la tête, cher monsieur, je suis journaliste, on m’a chargé de faire un reportage, et je le ferai.
Un sourire fugitif éclaira le visage du psychologue.
— Je vois. Honneur professionnel, n’est-ce pas ?
— Si vous voulez. Mais, mon vieux, je donnerais bien mon bras droit pour avoir une bouteille de cet excellent jus que vous avez ingurgité, ou même seulement une demi- bouteille. Si j’ai jamais eu besoin de boire un coup, c’est bien maintenant.
Il se tut. Sheerin lui donnait un violent coup de coude.
— Vous entendez ça? Éco utez ! Sheerin lui mo ntrait quelque chose du mento n. Le regard de Theremon se tourna dans la direction indiquée, et se fixa sur le Cultiste qui, oublieux de tout ce qui l’entourait, face à la fenêtre, une expression d’intense exaltation sur le visage, se psalmodiait quelque chose à lui-même sur un ton monotone.
— Qu’est-ce qu’il d it? murmura le jo urnaliste.
— Il récite le Livre des Révélations, chapitre cinq, répliqua Sheerin.

 

Puis, d’un ton pressant :
— Taisez-vous, et écoutez ! La voix du Cultiste, pris d’une ferveur accrue, s’était faite plus forte :
— Et il arriva qu’en ces jours le soleil, Bêta, montait dans le ciel une garde solitaire pour des périodes de plus en plus longues à mesure que les révolutions passaient; jusqu’au temps où, pendant une entière demi-révolution, il se trouva seul, froid et diminué par la distance, à briller dans le ciel de Lagash.
«Et les hommes s’assemblaient sur les routes et dans les endroits publics, pour débattre et s’émerveiller de ces choses, car une étrange dépression s’était emparée d’eux.

Leurs esprits étaient troublés et leurs discours confus, car les âmes des hommes attendaient l’apparition des Étoiles.
«Et dans la cité de Trigon, en plein midi, il vint un homme nommé Vendret 2, et il dit aux hommes de Trigon : « Pécheurs, prêtez l’oreille ! Vous avez méprisé les voies de la justice, mais le jour d’expiation est proche. Car voici que la Grotte s’approche pour engloutir Lagash, et tout ce qui existe à sa surface.» «Et pendant qu’il parlait, voici que l’entrée de la Grotte des Ténèbres passa sur Bêta, de sorte qu’il fut caché à la face de Lagash. Le désespoir des hommes cria bien haut vers le ciel tandis qu’il disparaissait, et grande fut la peur qui saisit leurs âmes.
«Il arriva que les Ténèbres de la Grotte s’appesantirent sur Lagash, et toute lumière disparut sur la face de la planète.

 

Les hommes étaient comme des aveugles, le voisin ne voyait plus son voisin, et pourtant il sentait son haleine sur sa face.
« Et dans ces Ténèbres, voici qu’apparurent les Étoiles, innombrables comme les grains de sable du désert, et qu’aux accents harmonieux de la musique des sphères les feuilles des arbres même crièrent leur admiration.
«Et dans ce moment même, voici que les âmes des hommes s’envolèrent, et que leurs corps abandonnés redevinrent comme des bêtes et comme des brutes sauvages ; et voici qu’ils hantaient les rues ténébreuses des’ cités de Lagash, en remplissant les airs de leurs clameurs démentielles.
« C’est alors que le Feu du Ciel descendit des Étoiles, et tout ce qu’il touchait dans les cités de Lagash s’enflamma et fut détruit jusqu’à ses racines. Et tout fut anéanti, l’homme et les oeuvres de l’homme.
« En ce temps-là…

Il y eut un changement subtil dans le ton de Latimer. Ses yeux n’avaient pas bougé, mais il avait dû prendre conscience de l’attention tendue des deux autres. Très naturellement, sans même s’arrêter pour reprendre haleine, le timbre de sa voix changea et son débit -’se fit plus fluide.
Theremon, pris de court, resta bouche bée. Les mots lui semblaient toujours familiers. Mais il y avait un léger déplacement d’accent, un imperceptible changement dans ‘es voyelles ; rien de plus et pourtant Latimer était maintenant complètement inintelligible.

 

Sheerin eut un sourire entendu.
— Il est passé à une langue d’un ancien cycle, probablement leur second cycle traditionnel. Vous savez que c’est la langue dans laquelle fut écrit le Livre des Révélations, à l’origine.
— Ça ne fait rien, j’en ai entendu assez.
Theremon recula sa chaise et passa dans ses cheveux une main qui ne tremblait plus.
— Je me sens beaucoup mieux maintenant.
— Vous êtes sûr? Sheerin avait l’air légèrement surpris.
— Absolument sûr. J’ai vraiment eu la tremblote, tout à l’heure. Vos histoires de gravitation, puis le commencement de l’éclipse m’ont presque achevé. Mais ça — il pointa un doigt méprisant sur le Cultisie ‘à barbe jaune — ça, c’est le genre de foutaises que ma nurse me racontait quand j’étais petit. Ça m’a fait rigoler toute ma vie. Ce n’est pas le moment d’en avoir peur.

Il prit une profonde inspiration, et ajouta, avec une gaieté factice:
— Mais si je ne veux pas perdre la face, il faut que je détourne ma chaise de la fenêtre.
Sheerin dit :
— Oui, mais vous feriez mieux de parler Plus bas. Aton vient juste de sortir la tête de la boite oû il l’a fourrée, et si ses yeux étaient des pistolets, vous seriez mort à l’heure qu’il est.
Theremon fit la moue.
— J’avais comp lètement oublié le vieux.
Avec mille précautions, il tourna sa chaise dos à la fenêtre, regarda par-dessus son épaule d’un air dégoûté et reprit :
— Je viens de penser qu’il y a sans doute beaucoup de gens qui sont naturellement immunisés contre la folie des Étoiles.

 

Le psychologue ne répondit pas tout de suite. Bêta avait légèrement dépassé le Zénith, et le carré de lumière sanglante que projetait la fenêtre sur le sol tombait maintenant sur les genoux de Sheerin. Il contempla pensivement ces couleurs crépusculaires, puis se pencha et regarda le soleil en clignant des yeux.
La minuscule tache noire s’était étendue, et couvrait maintenant le tiers de Bêta. Il frissonna, et, quand il se redressa, ses joues rebondies avaient un peu perdu de leurs couleurs.
Avec un sourire embarrassé, il se renversa sur sa chaise.
— En ce moment, il y a probablement deux millions de personnes à Saro City qui essayent de se convertir au Culte, en une gigantesque cérémonie.

Puis, avec ironie:
— Pendant une heure, le Culte va connaître un triomphe inouï. Ils en tireront le maximum, je leur fais confiance. Qu’est-ce que vous me disiez donc ?
— Seulement ceci : comment les Cultistes ont-ils pu transmettre le Livre des Révélations de cycle en cycle, et comment a-t-il pu être écrit à Lagash, à l’origine ? Il doit bien exister une sorte d’immunité, car, si tout le monde était devenu fou, personne ne serait resté pour l’écrire.
Sheerin regarda tristement son interlocuteur.
— Eh bien, jeune homme, il n’existe pas de témoins pour répondre à cette question, mais on se doute de ce qui s’est passé.

 

Voyez-vous, il y a trois catégories de gens susceptibles de traverser cette épreuve sans trop de dommages. D’abord, les rares personnes qui ne voient pas du tout les Étoiles : les attardés mentaux, ou ceux qui se saoulent à mort dès le début de l’éclipse, et restent dans cet état jusqu’à la fin. Écartons-les — car ce ne sont pas vraiment des témoins.
« Il y a ensuite les enfants de moins de six ans. Pour eux, le monde en son entier est neuf et étrange, et ils ne s’effrayent pas outre mesure des Ténèbres et des Étoiles, qui ne sont, à leurs yeux, que des étrangetés de plus dans un monde déjà stupéfiant. Vous me suivez, n’est-ce pas ?» L’autre hocha la tête avec hésitation.
— Je cro is q ue o ui.
— Enfin, il y a tous ceux dont l’esprit est trop grossier pour être profondément affecté. Les individus peu sensibles sont à peine touchés — par exemple, nos vieux paysans abrutis par le travail. Ainsi donc, les souvenirs confus des enfants, joints aux radotages inco hérents des abrutis à demi fo us, forment la base du Livre des Rév élat io ns.

«Ce sont donc les témoignages des individus les moins qualifiés en tant qu’historiens, à savoir les enfants et les idiots, qui ont fourni la matière première du livre ; qui a d’ailleurs été probablement modifié et remodifié au cours des cycles.»
— Est-ce que vous pensez, intervint Theremon, que le livre s’est transmis de cycle en cycle de la manière que nous pensons transmettre le secret de la gravitation? Sheerin haussa les épaules.
— Peut-être, mais la méthode qu’ils ont utilisée n’a en soi aucune importance. Ils transmettent, c’est tout. Mais le point sur lequel je voulais attirer votre attention est le suivant : le livre ne peut être qu’un ramassis d’exagérations, même s’il est basé sur des faits. Vous vous souvenez de l’expérience des trous au plafond, tentée par Faro et Yimot — celle qui n’a pas marché ?
— O u i.
— Et vous savez po urq uoi elle n’a pas mar… Il s’interrompit et se leva d’un air alarmé, car Atori s’approchait, statue vivante de la consternation.
Aton le prit à part, et Sheerin sentait trembler la main qui tenait son bras.
— Pas si fort ! dit Aton d’une voix basse et torturée. Je viens d’avoir des nouvelles de l’Abri, sur la ligne privée.

 

Sheerin, angoissé, intervint.
— Ils so nt en d ifficulté ?
— Pas eux — Aton accentua le pronom de façon significative. — Ils viennent de sceller l’entrée, et ils resteront enterrés jusqu’à après-demain. Ils sont en sûreté. Mais c’est la ville, Sheerin — tout est sens dessus dessous. Vous n’avez pas idée…
Il avait du mal à parler.
— Eh bien ? trancha Sheerin avec impatience. Qu’est- ce qu’il y a? Ce n’est que le commencement. Pourquoi tremblezvous comme ça ? Puis, d’un air soupçonneux :
— Comment vous sentez-vous? A cette insinuatio n, les yeux d’ Ato n lancèrent des éclairs, avant de retrouver leur expression angoissée.
— Vous ne comprenez pas. Les Cultistes se remuent. Ils soulèvent le peuple pour venir détruire l’Observatoire — leur promettant la grâce immédiate, le salut, tout. Qu’est-ce qu’on va faire, Sheerin ? Sheerin baissa la tête et s’absorba dans fa contemplation de ses orteils. Il se tapota le menton, puis leva les yeux et dit d’un ton décidé :
— Ce qu’on va faire ? Et qu’est-ce qu’il y a à faire ? Rien.
Est-ce que les hommes sont au courant ?
— Bien sûr q ue non !
— Très bien:! Ne leur dites rien. Encore combien de. temps jusqu’à l’éclipse totale ?
— Pas tout à fait une heure.
— Il n’y a rien à faire, sinon jouer le tout pour le tout. Ça va leur prendre du temps d’organiser une foule formidable, et ça leur prendra encore plus de temps pour l’amener ici. On est à huit bons kilomètres de la ville…

 

Il regarda par la fenêtre, vers les pentes où les champs cultivés faisaient place aux maisons blanches des banlieues, vers la métropole elle-même, tache floue sur l’horizon, nébuleuse incertaine dans l’éclat mourant des rayons de Bêta.
Il répéta sans se retourner :
— Ça prendra du temps. Continuez à travailler, et priez que l’éclipse totale arrive avant eux.
Bêta était maintenant coupé en deux, la ligne de division concave empiétant légèrement sur la portion toujours lumineuse du Soleil. C’était comme une paupière gigantesque se fermant doucement sur la lumière du monde.
Il oublia les faibles bruits de la pièce où il se trouvait, et n’entendit plus que le silence du dehors. Les insectes eux- mêmes, comme effrayés, s’étaient tus. Tous les contours s’estompaient.
Une voix résonna à son oreille et il sursauta. Theremon dit :
— Quelq ue chose qui ne va pas?
— Hein ? euh… non. Allez vous rasseoir. On les gêne.
Ils retournèrent dans le coin, mais le psychologue, ne parla pas d’un moment. Il porta la main à sa gorge et desserra son col. Il tourna la tête de droite et de gauche, mais sans ressentir aucun soulagement. Soudain, il leva les yeux.
— Est-ce que vous avez des difficultés à respirer ? Le journaliste écarquilla les yeux et respira à fond deux “ou trois fois.
— Non. Pourq uoi ?
— J’ai dû regarder trop longtemps par la fenêtre. La pénombre m’a influencé. La respiration oppressée est un des premiers symptômes d’une attaque de claustrophobie.

 

Theremon respira à fond une fois de plus.
— Eh bien, je ne suis pas encore atteint. Tiens, voilà de la visite.
La masse de Beenay venait de s’interposer entre la fenêtre et leur coin, et Sheerin le regarda avec inquiétude en clignant des yeux.
— Hello ! Beenay.
L’astronome dansa d’un pied sur l’autre, et sourit avec embarras.
— Ça ne vous ennuie pas que je vienne parler un peu avec vous ? Mes caméras sont pointées, et je n’ai plus rien à faire jusqu’à l’éclipse totale.
Il s’arrêta et lorgna le Cultiste qui, un quart d’heure plus tôt, avait tiré un petit livre de sa manche, et le lisait depuis avec ferveur.

— Ce salaud n’a pas fait de pétard, non ? Sheerin secoua la tête. Il m’ait rejeté les épaules en arrière, et la concentration qu’il apportait à respirer lui crispait le visage. Il dit :
— Est-ce que vous avez eu des difficultés à respirer, Beenay ? Beenay renifla.
— Non, ça ne sent pas le renfermé.
— La claustrophobie qui commence à se faire sentir, expliqua Sheerin d’un air de s’excuser.
— Ooooh ! Pour moi, les symptômes sont différents. J’ai l’impression que mes yeux me lâchent. Tout devient flou et…
enfin, rien n’est clair. Et il fait froid.
— Pour faire froid, il fait froid. Et ce n’est pas une illusion, dit Theremon avec une grimace. J’ai les doigts de pieds gelés comme s’ils avaient traversé tout le pays dans un wagon frigorifique.
— Ce qu’il faut, dit Sheerin, c’est penser à autre chose. Il y a un moment, Theremon, je vous disais pourquoi l’expérience des trous au plafond, tentée par Faro, n’a pas marché.
— Vous ne faisiez que commencer, répliqua Theremon. Il passa ses deux bras autour des genoux et posa son menton dessus.

— Eh bien, voilà ce que je voulais dire : ils ont pris à la lettre le Livre des Révélations, et c’est ce qui les a égarés. Il est très probable qu’il ne faut accorder aucune signification physique réelle aux Étoiles. Il se peut très bien qu’en présence de Ténèbres totales l’esprit ait absolument besoin de créer de la lumière. Les Étoiles ne sont peut-être rien de plus qu’une création de l’esprit.
— En d’autres termes, intervint Theremon, vous pensez que les Étoiles sont le résultat, et non la cause, de la folie.
Alors, à quoi serviront les clichés de Beenay ?
— A prouver qu’il s’agit d’une illusion ; ou à prouver le contraire ; je ne sais pas. Et pourtant…

 

Beenay avait rapproché sa chaise, et son visage rayonnait soudain d’enthousiasme.
— Dites donc, je suis content que vous ayez abordé ce sujet.
Il cligna des yeux en levant le doigt.
— J’y ai beaucoup pensé, à ces Étoiles, et je me suis mijoté une petite théorie à moi. Je vous la donne pour ce qu’elle est, et je ne vous demande pas de la prendre trop au sérieux. Mais c’est intéressant. Vous voulez que je vous la dise ? Il restait malgré tout un peu réticent, mais. Sheerin se renversa sur sa chaise et dit :
— Allez- y. On vous éco ute.
— Eh bien, supposons qu’il y ait d’autres soleils dans l’univers.

Il s’arrêta, gêné.
— Je veux dire des soleils qui seraient si éloignés que leur lumière n’arriverait pas jusqu’à nous. Vous allez dire que je me suis laissé influencé par la science-fiction, je suppose.
— Pas nécessairement. Pourtant, cette possibilité ne s’élimine-t-elle pas d’elle-même puisque, suivant la Loi de la Gravitation, ils seraient descellés par leur force d’attraction ? Pas s’ils étaient assez éloignés, reprit Beenay — vraiment très éloignés, par exemple à quatre annéeslumière, ou même plus. Dans ce cas, on ne pourrait jamais détecter aucune perturbation, parce -m’ils seraient trop petits.
Supposons qu’il existe des tas de soleils à de telles distances ; une douzaine ou deux, peut-être.

 

Theremon siffla d’un air admiratif.
— Quelle idée pour un feuilleton ! Deux douzaines de soleils dans un univers de huit années-lumière. Nom d’un chien ! C’est ça qui remettrait l’importance de notre monde à sa vraie place. Les lecteurs goberaient ça comme du petit lait.
— Ce n’est qu’une idée, dit Beenay en souriant, mais vous voyez où elle mène. Pendant une éclipse, ces douze soleils deviendraient visibles, parce que leur lumière ne serait plus masquée par celle de nos soleils. Comme ils seraient si éloignés, ils nous apparaîtraient tout petits, gros comme des billes. Je sais que les. Cultistes parlent de millions d’Étoiles, mais c’est sûrement une exagération. Il n’y a tout simplement pas assez de place dans l’univers pour un million de soleils, à moins qu’ils ne se touchent.

Sheerin avait écouté avec un intérêt croissant.
— Vous avez mis le doigt sur quelque chose de très intéressant, Beenay. C’est exactement ce qui se passerait, on exagérerait. Nos esprits, comme vous le savez sans doute, ne peuvent pas concevoir directement tout nombre supérieur à cinq ; au-delà subsiste la notion de «beaucoup ». Une douzaine deviendrait facilement un million. Fameuse idée !
— Et j’en ai encore une qui n’est pas mal non plus, dit Beenay. Avez-vous jamais pensé à quel point le problème de la gravitation serait facile si l’on partait d’un système solaire suffisamment simple ? Supposons une planète qui n’aurait qu’un seul soleil. La planète décrirait une ellipse parfaite, et la nature exacte de la force gravitationnelle serait si évidente qu’elle serait acceptée par tous en tant qu’axiome. Dans un tel monde, les astronomes auraient probablement découvert la gravitation avant d’avoir inventé le télescope. L’observation à l’oeil nu suffirait.

— Mais un tel système serait- il dynamiq uement stable ? demanda Sheerin d’un air dubitatif.
— Certainement ! No us appelio ns ça le cas «un – et
– un ». Nous l’avons mathématiquement résolu, mais ce sont les implications philosophiques qui m’intéressent.
— Bon sujet de réflexion abstraite, reconnut Sheerin — comme le gaz parfait ou le zéro absolu.
— Bien entendu, reprit Beenay, il ne faut pas oublier que la vie serait impossible sur une telle planète. Elle ne recevrait ni assez de chaleur ni assez de lumière, et, si elle était animée d’un mouvement de rotation, elle serait dans les Ténèbres complètes la moitié du temps. On ne peut pas imaginer que la vie — qui dépend avant tout de la lumière — se développe dans ces conditions. De plus…

 

L’interrompant brutalement. Sheerin bondit sur ses pieds en renversant sa chaise.
— Ato n apporte les lumières.
Beenay dit
— Euh… se retourna pour regarder, et il eut un sourire de soulagement qui lui faisait presque le tour de la tête.
Aton portait dans ses bras une demi-douzaine de bâtons d’un pied de long et d’un pouce d’épaisseur. Il fusilla du regard tous ses collaborateurs qui s’étaient rapprochés.
— Retournez tous à vos postes. Sheerin, venez m’aider.
Sheerin se hâta d’aller rejoindre le vieillard, et, tous les deux, ils placèrent les bâtons, un par un, dans des sortes de supports en métal accrochés au mur.
De l’air de quelqu’un qui accomplit le geste le plus sacré d’un rite religieux, Sheerin’ craqua maladroitement une grande allumette et la passa à Aton qui porta la flamme à l’extrémité de l’un des bâtons.

Elle hésita un moment, léchant futilement le bout de la torche, puis, soudain, une flamme grésillante illumina d’une lumière jaune le visage d’Aton. Il éloigna l’allumette, et des hourrahs spontanés ébranlèrent la fenêtre.
Une flamme de six pouces dansait au bout du bâton ! On alluma méthodiquement les autres baguettes, et tout le fond de la pièce s’éclaira d’une lumière jaune.
La lumière était faible, plus faible même que celle du soleil moribond. Les flammes vacillantes donnaient naissance à des ombres démentielles. Les torches fumaient et puaient atrocement. Mais elles émettaient une lumière jaune.

 

C’était quelque chose que de la lumière jaune, après quatre heures passées dans la pénombre rougeâtre de Bêta. Même Latimer avait levé les yeux de son livre et regardait avec admiration.
Sheerin se réchauffa les mains à la torche la plus proche, sans prendre garde au suif qui s’y déposait en une fine poussière grise, et murmura d’un ton extasié:
— Que c’est beau! Que c’est beau! Je n’avais jamais réalisé la beauté de la couleur jaune ! Mais. Theremon regardait les torches d’un air soupçonneux. Il fronça le nez en reniflant l’odeur rance du suif et dit :
— Qu’est-ce que c’est q ue ces trucs-là?
— Du bois, répandit laconiquement Sheerin.
— Oh non, ce n’est pas du bois. Ça ne brûle pas. Le haut est tout calciné, et la flamme a l’air de sortir du néant.
— Voilà justement ce qui est admirable. C’est un mécanisme de lumière artificielle très efficace. On en a fabriqué plusieurs centaines, mais la plupart sont dans l’Abri, bien entendu. Voyezvous — il se retourna et essuya ses mains noircies avec son mouchoir —, de la moelle de roseaux bien sèche, vous la trempez dans de la graisse animale, puis vous allumez et la graisse brûle, petit à petit. Ces torches brûleront près d’une demiheure, sans s’éteindre. Ingénieux, n’est-ce pas ? C’est un jeune chercheur de l’université de Saro qui les a inventées.

 

Après la sensation produite par les torches, le dôme avait retrouvé son calme. Latimer avait transporté sa chaise sous une torche et continuait sa lecture, ses lèvres articulant silencieusement les monotones invocations aux Étoiles. Beenay était, une fois de plus, retourné à ses caméras, et Theremon s’était remis à compléter les notes qu’il avait prises pour l’article qu’il écrirait pour le Saro City Chronicle du lendemain — activité à laquelle il se consacrait déjà depuis deux heures, consciencieusement, méthodiquement, et, il ne l’ignorait pas, gratuitement.

Mais, ainsi que l’indiquait la lueur amusée qui brillait dans les yeux de Sheerin, ces notes lui occupaient l’esprit, et le distrayaient du fait que le ciel prenait graduellement une horrible couleur rouge sombre, rappelant celle d’une betterave cuite; de sorte que ce travail était fort utile.
L’air sembla devenir plus dense. Le crépuscule, tel une entité palpable, emplit la pièce, et le cercle dansant de lumière jaune se détacha de plus en plus distinctement sur la grisaille ambiante. Il y avait l’odeur de la fumée, et les petits grésillements produits par les torches en brûlant ; les pas étouffés des hommes qui contournaient la table sur la pointe des pieds ; et, de temps en temps, la bruyante inspiration de quelqu’un qui cherchait à garder son sang-froid dans un monde qui s’engloutissait peu à peu dans l’ombre.

 

Theremon entendit le premier bruit du dehors. Ce n’était qu’une impression de son, vague et confus, que personne n’aurait entendu si un silence de mort n’avait régné dans le dôme.
Le journaliste se redressa sur sa chaise et rangea son calepin, Il retint son souffle et écouta; puis, de mauvaise grâce, il se fraya un chemin entre le solarscope et l’un des hommes de Beenay, et vint se placer devant la fenêtre.
D’un cri stupéfait, il rompit le silence :
— Sheerin ! Tout travail s’arrêta! Immédiatement, le psychologue se trouva à ses côtés. Aton les rejoignit. Même Yimot, perché sur un haut siège, l’oeil rivé à la lentille du gigantesque solarscope, baissa les yeux sur eux.

Dehors, Bêta n’était plus qu’un fragment minuscule et fumeux, jetant un dernier regard désespéré sur Lagash.
L’horizon oriental, en direction de la ville, était perdu dans les Ténèbres, et la route de Saro à l’Observatoire n’était plus qu’une ligne rouge foncé, bordée de lignes d’ombres, les arbres, qui, ayant perdu leur individualité, s’étaient fon dus en une masse sombre et continue.
Mais c’était la route elle-même qui retenait leur attention, car une autre masse sombre et infiniment menaçante venait d’y surgir.

 

Aton cria d’une voix croassante :
— Les fous de la ville ! Ils sont venus !
— Combien de temps jusqu’à l’éclipse totale ? demanda Sheerin.
— Un quart d’heure, mais… Ils seront ici dans cinq minutes.
— Ne vous en faites pas. Continuez à travailler. On va les retenir. L’Observatoire est bâti comme une forteresse. Aton, gardez à l’oeil notre jeune Cultiste, juste en cas… Theremon, suivez-moi.
Sheerin avait déjà franchi la porte, Theremon sur les talons. L’escalier plongeait dans la grisaille oppressante et terrible, en spirales serrées autour de l’axe central.
Emportés par leur élan, ils étaient descendus de vingt mètres d’un seul coup, de sorte que la lumière jaune venant de la porte ouverte du dôme avait disparu, et, en haut, en bas, partout, l’ombre crépusculaire pressait sur eux.

Sheerin s’arrêta, sa main grassouillette crispée sur la poitrine. Les yeux lui sortaient de la tête, et sa voix était rauque.
— Je ne peux pas… respirer… Descendez… tout seul.
Fermez toutes les portes…
Theremon descendit quelques marches et fit demi-tour.
— Attendez ! Vous pouvez tenir une minute ? Il haletait lui-même. L’air qui entrait et sortait de ses poumons lui faisait l’effet d’un fluide poisseux, et l’ombre de la panique se profilait dans son esprit à l’idée de trouver son chemin dans les mystérieuses ténèbres qui s’ouvraient audessous de lui.

 

Theremon, lui aussi, avait peur du noir !
— Ne bougez pas, dit-il. Je reviens dans une seconde.
Il s’élança, quatre à quatre, le coeur battant — et pas seulement de fatigue — fit irruption dans le dôme et arracha une torche à son support. L’odeur était affreuse, et la fumée l’aveugla à moitié, mais il s’y cramponna comme si elle était toute sa vie, et la flamme se coucha en arrière comme il redescendait en courant.

Sheerin ouvrit les yeux et gémit quand Theremon se pencha sur lui. Theremon le secoua énergiquement.
— Allez, remettez-vous. On a de la lumière.
Tenant là torche au niveau du sol et guidant le psychologue par le bras, il descendit au milieu du cercle de lumière.
Il y avait encore un peu de lumière dans les pièces du rez-de chaussée, et Theremon sentit l’horreur desserrer un peu son étreinte.
— Écoutez, dit-il brusquement en passant la torche à Sheerin, on les entend, dehors.
Et on les entendait. De petits grattements rauques, des cris inarticulés.

Mais Sheerin avait raison ; l’Observatoire était bâti comme une forteresse. Érigé au siècle précédent, dans un style néogavottien à son apogée de laideur, on l’avait construit pour durer, et non pour être beau.
Les fenêtres étaient protégées par des grilles, dont les barreaux d’un pouce d’épaisseur étaient profondément enfoncés dans le ciment. La maçonnerie des murs était si solide qu’un tremblement de terre ne l’aurait pas ébranlée, et la porte principale était une énorme plaque de chêne, renforcée par des barres de fer.

 

Theremon tira les verrous qui glissèrent en place avec un claquement sourd.
A l’autre bout du corridor, Sheerin émit un juron étouffé. Il montra la serrure de la porte de derrière qu’on avait forcée et qui était inutilisable.
— C’est par là que Latimer a dû entrer, dit-il.
— Allons, ne restez pas planté comme ça, dit Theremon avec impatience. Aidez-moi à traîner des meubles — et ne me mettez pas la torche dans les yeux. Cette fumée, c’est insupportable.

Tout en parlant, il avait fait glisser une lourde table devant la porte, et, en deux minutes, il eut, construit une barricade qui, si elle manquait de beauté et de symétrie, ne laissait rien à désirer du côté de la solidité.
Quelque part, très loin, ils entendaient le martèlement étouffé de poings nus sur la porte les cris et les hurlements venant du dehors ne leur semblaient qu’à moitié réels.

La foule avait quitté Saro City avec seulement deux choses en tête: l’obtention du salut des Cultistes par la destruction de l’Observatoire, et une peur panique qui les paralysait. ils n’avaient pas pensé à prendre des voitures ou des armes, ni à s’organiser sous la direction de chefs. Ils étaient partis à pied pour l’Observatoire, et l’attaquaient de leurs mains nues.

 

Et maintenant qu’ils étaient là, la dernière lueur de Bêta, la dernière goutte de lumière sanglante brilla faiblement sur une humanité à qui rien ne restait, qu’une peur élémentaire et universelle I Theremon gémit :
— Remontons dans le dôme ! Dans le dôme, seul Yimot, au solarsoope, était à son poste. Les autres, assemblés autour des caméras, écoutaient Beenay qui leur donnait ses dernières instructions d’une voix rauque et tendue.
— Attention tout le monde. Je vais prendre Bêta juste avant l’éclipse totale, et changer la plaque. Vous resterez un par caméra. Vous connaissez tous… les temps de pose…
Murmure d’acquiescement.

Beenay se passa la main devant les, yeux.
—Les torches brûlent toujours? Ça ne fait rien, je les vois.
Il s’appuyait lourdement au dossier d’une chaise.
—Maintenant, n’oubliez pas: n’essayez pas de faire de bonnes photos.
Ne perdez pas votre temps à essayer de cadrer deux étoiles en même temps. Une suffira. Et… et si vous vous sentez craquer, éloignez-vous des caméras.

 

A la porte, Sheerin murmura à Theremon
— Amenez-moi à Aton. Je ne le vois pas.
Le journaliste ne répondit pas tout de suite. Les formes vagues des astronomes se mouvaient, indistinctes, et les torches au-dessus de leur tête n’étaient plus que des points jaunes.
— Il fait noir, gémit-il.
Sheerin tendit la main.
— Aton! Il trébucha.
— Ato n! Theremon fit un pas et lui saisit le bras.
— Attendez, je vais vous conduire.
Il parvint à traverser la pièce. Il fermait les yeux pour se protéger des Ténèbres, et il fermait son esprit pour se protéger du chaos qui montait en lui.

Personne ne les entendait ni ne faisait attention à eux. Sheerin trébucha contre le mur.
— Aton ! Le psychologue sentit des mains tremblantes le toucher puis se retirer, et une voix marmonna
— C’est vous, Sheerin ?
— Ato n ! Il luttait pour respirer normalement.
—Ne vous en faites pas pour la populace. Ils ne passeront pas.
Latimer, le Cultiste, se leva, le visage convulsé de désespoir. Il avait donné sa parole, et, s’il ne la tenait pas, il mettait son âme en péril mortel. Pourtant, sa parole lui avait été arrachée de force, il ne l’avait pas donnée librement. Les Étoiles viendraient bientôt ! Il ne pouvait pas rester là et permettre… Et pourtant, il avait donné sa parole.

 

Le visage de Beenay se colora faiblement de rouge tandis qu’il levait la tête vers le dernier rayon de Bêta, et Latimer, le voyant se pencher sur sa caméra, prit sa décision. Il se raidit, crispa les poings, et ses ongles lui entrèrent profondément dans la chair.
Il s’élança en vacillant comme un homme saoul. Il n’y avait rien devant lui, que des ombres mouvantes ; le sol semblait s’enfoncer sous ses pas. Puis quelqu’un fut sur lui, et il tomba, la gorge enserrée dans une poigne solide.

Il replia, la jambe, et enfonça le genou dans son assaillant.
— Laissez-moi ou je vous tue ! Theremon poussa un cri et marmonna malgré la douleur qui l’oppressait
— Espèce de salaud ! Le journaliste devint conscient de tout à la fois. Il entendit Beenay croasser :
— Je le tiens ! A vos caméras, les gars ! Puis il y eut l’étrange impression que suscita la disparition du dernier rai de lumière.

Simultanément, il entendit Beenay haleter, et Sheerin pousser un drôle de petit cri, un gloussement hystérique qui se termina dans un râle — puis, soudain, le silence, un silence étrange, mortel, venu du dehors.
Latimer s’était détendu sous ses mains desserrées. Theremon regarda le Cultiste dans les yeux. Ils étaient vides, fixés sur le ciel, et reflétaient la pâle lueur jaune des torches. Il vit l’écume monter aux lèvres de Latimer, et il entendit le gémissement animal qui s’étouffait dans sa gorge.
Avec la lente fascination de la peur, il se leva sur un coude et tourna les yeux vers le noir terrifiant de la fenêtre.

 

Dehors, brillaient les Étoiles ! Pas la faib le lueur des trois mille six cents Étoiles visibles à l’oeil nu de la terre ; Lagash était au centre d’un amas géant. Trente mille puissants soleils scintillaient dans leur splendeur terrible, d’une froideur plus terrifiante dans son affreuse indifférence que le vent glacé qui soufflait sur ce monde sinistre.

Theremon se leva en chancelant, la gorge si serrée qu’il respirait à peine, tous les muscles de son corps contractés par une terreur insupportable. Il était en train de devenir fou, et il le savait, et quelque part, tout au fond de lui, un reste de raison hurlait et se débattait pour rejeter le flot désespérant de cette terreur noire. C’était terrible de devenir fou, et de le savoir — de savoir que, dans une minute, votre corps serait toujours là, mais que votre essence serait morte, engloutie dans la folie des Ténèbres. Car les Ténèbres étaient venues— les Ténèbres, et le Froid, et la Fin du Monde. Les murs brillants de l’univers s’étaient écroulés, et leurs atroces fragments noirs tombaient sur lui, et l’écrasaient et l’anéantissaient.

Il bouscula quelqu’un rampant sur les mains et les genoux, et tomba sur lui. Les mains crispées sur sa gorge torturée, il bondit vers la flamme des torches qui emplissait sa vision de dément.
— Lumière ! hurla-t-il.
Quelque part, Aton criait, gémissait affreusement comme un enfant terrorisé.
— Les Étoiles ! Toutes les Étoiles ! Nous ne savions pas.

 

Nous ne savions rien. Nous pensions que six étoiles dans un univers sont quelque chose que les Étoiles n’avaient pas remarqué, les Ténèbres sont éternelles, et les murs s’effondrent et nous ne savions pas, ne pouvions pas savoir et tout…

Quelqu’un saisit une torche. Elle tomba et s’éteignit. Au même instant, l’affreuse splendeur des Étoiles indifférentes fit un saut en avant pour se rapprocher d’eux.

Dehors, sur l’horizon, dans la direction de Saro City, une lueur pourpre commença à luire, et elle se renforçait de minute en minute, en un rayonnement qui n’était pas celui d’un soleil.

La longue nuit était revenue.

..

.

Isaac Asimov – Quand les ténèbres viendront

Anglais: Nightfall, 1941

Littérature fantastique – Conte

Littérature de science-fiction américaine

Nouvelle fantastique

Texte intégral traduit en français

 

Isaac Asimov Nightfall Texte original en anglais > ici

 

 

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